L’éclipse du 11 août 1999
L’an mil neuf cent nonante neuf sept mois
Du ciel viendra un grand Roy d’effrayeur
Ressusciter le grand Roy d’Angolmois
Avant après Mars régner par bonheur. X,72
La presse et les médias se font de plus en plus l’écho de tous ceux qui associent ce quatrain de Nostradamus à l’éclipse du 11 Août 1999. Mais ce lien est-il justifié ? Après nous être référé aux tout derniers travaux parus sur Nostradamus, nous montrerons que non.
L’œuvre de Nostradamus n’a pas du tout été étudiée de manière scientifique pendant plus de quatre siècles. Elle sentait probablement trop le soufre. Fort heureusement, depuis la publication par Dupèbe en 1983 des “Lettres inédites” en latin de Nostradamus, la tendance commence à s’inverser. Suite à la parution de ces 51 lettres de la correspondance de Nostradamus (la traduction en a été donnée dans le dossier Nostradamus réalisé par Robert Amadou) divers travaux, comme ceux de Benazra, de Brind’Amour, de Chomarat, et de Prévost ont vu le jour. Il est maintenant possible d’avoir une idée plus juste de l’astrologie que pratiquait Nostradamus.
Ces travaux universitaires permettent notamment de mieux connaître les sources de Nostradamus. Pour ce qui concerne les Centuries on sait maintenant que le célèbre astrologue s’inspire beaucoup des chroniques de son époque ainsi que des ouvrages astrologiques publiés par ses contemporains. La connaissance de ces sources donne la possibilité d’établir un texte amélioré des Centuries, le texte actuel comportant parfois de grossières erreurs.
Il apparaît à la lumière de ces travaux que Nostradamus est probablement beaucoup plus un historien qu’un prophète. Tout compte fait il évoque peu l’avenir. Le plus souvent il raconte des événements qui ont eu lieu durant sa vie. Par ailleurs, en s’inspirant des ouvrages rédigés par des chroniqueurs de son temps, il décrit certains événements d’un passé lointain. Et quand il évoque l’avenir la majorité des textes sont, comme nous allons le voir, des reprises de prédictions effectuées par des astrologues de son époque.
Mais revenons à notre sujet : y a-t-il un lien entre l’éclipse et le quatrain de l’an 1999 ?
Force est de reconnaître que dans le quatrain aucune mention explicite à l’éclipse n’est indiquée : aucune référence au Soleil, à la Lune ou au nœud de la Lune. Si Nostradamus avait voulu établir un lien avec l’éclipse il l’aurait spécifié car il lui arrive de parler des éclipses. Il décrit très clairement, dans la troisième Centurie, deux éclipses qui ont eu lieu à quinze jours d’écart. Voici les deux quatrains qui évoquent ces deux éclipses :
III.4
Quand seront proches le défaut des lumières,
De l’un à l’autre ne distant grandement :
Froid, siccité, danger vers les frontières,
Mesme où l’oracle a prins commencement.
III,5
Près, loing défaut de deux grands luminaires
Qui surviendra entre l’Avril & Mars,
O quel cherté ! mais deux grands débonaires
Par terre & mer secourront toutes pars.
Pour bien comprendre ces quatrains il faut savoir que le mot éclipse (d’origine grecque) se traduit en latin “defectus” d’où le terme défaut utilisé dans chacun des deux quatrains. Ces huit vers nous disent clairement que deux éclipses (défaut des luminaires ou des lumières) ont eu lieu à quinze jours d’écart en Mars et Avril.
La lecture des ouvrages astronomiques permet de situer ces deux éclipses en 1540. Le 22 Mars (à 16h 01 T.U.) a lieu une éclipse de Lune quasi totale dans l’extrémité Est de l’Europe. Elle est suivie deux semaines plus tard d’une éclipse de Soleil le 7 Avril (à 5h 11 T.U.) qui prend naissance dans le nord de l’Italie et qui est visible au lever du Soleil dans les Balkans et le sud-est de l’Europe.
L’éclipse a lieu en Août. Or notre fameux quatrain fait référence au septième mois. Ceux qui ont établi le lien entre Juillet et l’éclipse du 11 Août jonglent avec les calendriers en ajoutant la différence actuelle de treize jours entre le calendrier julien utilisé à l’époque de Nostradamus et le calendrier grégorien en vigueur maintenant. En réalité, à l’époque où écrit Nostradamus1, le septième mois fait référence au mois de Septembre, l’année commençant en Mars. Pour le coup, impossible de jongler. L’éclipse d’Août ne peut en aucun cas être mise en rapport avec le mois de Septembre.
Le quatrain fait référence à l’année 1999. Mais s’agit-il vraiment de l’année 1999 ? Il est assez curieux de constater que les quatrains indiquant des années sont rares et que ceux qui sont mentionnés se situent pour la grande majorité entre 1605 et 1792 : 1605, 1606, 1607, 1609, 1611, 1641, 1700, 1703, 1727, 1792. Les deux autres dates : 1999 et 3797 sont isolées et il convient de se poser des questions à leur sujet.
Les travaux récents montrent que Nostradamus s’est inspiré des idées qu’il trouvait dans les livres de ses contemporains. Bon nombre d’astrologues de son époque pensaient que la fin du monde approchait et toute une littérature était publiée sur ce sujet. Le Livre de l’Etat et de la mutation des temps écrit en 1550 par Roussat regroupe les idées les plus en vogue. Sur la couverture du livre il est indiqué que ce livre entend “prouver par autorité de l’Ecriture Sainte et par raisons astrologales, la fin du Monde être prochaine”. Voici les quatre arguments astrologiques utilisés dans ce livre :
– Le grand cycle de 7000 ans de la titubation du firmament qui vient à échéance en 1792.
– Le cycle de 300 ans des dix révolutions saturniennes dont parle Albumazar qui arrive à échéance en 1789 (c’est à partir de ce cycle que le Cardinal d’Ailly a réalisé sa fameuse prédiction d’un grand changement pour 1789).
– Le cycle Jupiter-Saturne de 960 ans avec changement de triplicité tous les 240 ans.
– Le cycle de 2480 ans des périodes planétaires avec changement de période tous les 354 ans 4 mois.
Le premier argument développé par Roussat fait état d’un cycle de 7000 ans. Selon l’auteur, ce cycle de titubation du firmament indiquait une mutation des temps autour de 1792 :
“De la future rénovation du Monde, de grandes altérations ou de son annihilation nous approchons d’environ 243 ans par rapport à la date de la compilation de ce présent traité (15 Février 1549).”
Voici pour illustrer le cycle de 300 ans à la fois un quatrain de Nostradamus et le passage de Roussat qui fait référence à ce cycle.
I,54
Deux reuolts faits du maling Falcigere
De regne & siecles faict permutation
Le mobil signe à son endroict si ingere
Aux deux egaux & d’inclination.
“Selon Albumazar les sectes & la durée des royaumes, & leurs permutations, viennent et durent selon le mouvement et durée des dix révolutions saturnales : mesmement quand la permutation eschet en signes mobiles : c’est à savoir comme en Aries, Cancer, Libra ou Capricorne… Car étant en tel estre & estat, ne saurait la malice du Falcifer Saturne repoulser, ny à icelle resister.“ (Roussat, p. 155)
On peut admirer la facilité avec laquelle Nostradamus transforme ces quelques lignes en prose en quatre vers de dix pieds. Pratiquement tous les mots du quatrain sont dans ce court texte. On peut observer par la même occasion l’erreur qui s’est glissée. Albumazar parle de dix révolutions saturniennes : dans le quatrain il n’en reste plus que deux. Il s’agit vraisemblablement d’une erreur de retranscription liée au fait que Nostradamus écrivait très mal.
Voici maintenant dans le même genre un quatrain qui fait référence au cycle de 240 ans. D’après l’astrologue Albumazar les conjonctions Jupiter-Saturne changeaient de triplicité toutes les douze conjonctions, donc tous les 240 ans. Ce quatrain est suivi du passage où Roussat évoque le changement de triplicité prévu pour 1642.
I,16
Faulx a l’Estaing joinct vers le Sagitaire
En son hault AUGE de l’exaltation,
Peste, famine, mort de main militaire :
Le siecle approche de renovation.
“Car, lorsque sera terminé, dans 94 ans après cette présente année 1548, cette présente triplicité aquatique viendra la triplicité du feu : et lors se conjoindront Saturne & Jupiter au Sagittaire, Signe de feu : lequel, comme desja a esté dict, de sa triplicité est le plus fort : & adonc le père de corruption, de mort, lamentations, douleurs, angoisses & perdition, Saturne, au Signe de feu, sera en son auge surhaulsé & exalté, Jupiter cheu en son detriment, sans aulcune conduicte, &, comme entre les mains de ses ennemis, de tous abandonné : & ne pourront, ne luy, ne les aultres Planetes, mitiguer ne reprimer la malice & facherie dudict Saturne. Parquoy pestilence, famine, & toutes sortes de corruptions, tant aux corps que biens, en ce Siecle redonderont.” (Roussat p. 131)
Là encore on peut admirer la facilité déconcertante avec laquelle Nostradamus transforme un texte de quelques lignes en un quatrain. Pratiquement tous les mots du quatrain sont déjà dans le texte de Roussat.
La référence à la source permet à nouveau de corriger une erreur. Il ne s’agit pas de faulx à l’Estang mais faulx à l’Estaing (métal attribué à Jupiter). Ou bien celui qui a composé le texte de Nostradamus à l’imprimerie a mal lu le passage (et il est excusable…) ou bien il ne connaissait pas les subtilités du symbolisme astrologique.
Enfin ce livre fait référence à un cycle de 354 ans auquel Nostradamus aime se réfèrer.
Le cycle que développe Roussat est déjà utilisé par l’astrologue Abraham Ibn Ezra (1089-1167) dans son Liber rationum. L’histoire est découpée en périodes de 354 ans 4 mois, chacune de ces périodes étant gouvernée par l’ange d’une planète. De même qu’il existait une année d’années (cycle de 365 ans), les astrologues juifs avaient lancé l’idée d’une année d’années lunaires, c’est-à-dire un cycle de 354 ans 4 mois, correspondant au cycle de 354 jours 1/3 des douze lunaisons d’une année. Sept archanges (Gaffiel, Satkiel, Samaël, Michaël, Annaël, Raphaël, Gabriel) gouverneurs des sept corps célestes (Saturne, Jupiter, Mars, Soleil, Vénus, Mercure et Lune) règnent sur sept périodes de 354 jours et 4 mois mais dans l’ordre inverse des jours de la semaine : Saturne, Vénus, Jupiter, Mercure, Mars, Lune, Soleil.2
Les œuvres complètes d’Abraham Ibn Ezra furent publiées à Venise en 1507 et leur influence se firent aussitôt sentir. La doctrine des périodes de 354 ans fut reprise l’année suivante, en 1508, par Trithemius, le maître de Cornelius Agrippa dans un petit ouvrage intitulé Le Traité des causes secondes sous titré La chronologie mystique.
Trithème fait remonter le début de l’histoire à -5208 et la déroule selon des périodes de 354 ans 4 mois. Voici ce qui concerne les trois dernières périodes de ce calendrier qui va de l’an zéro à l’an 7441 (avec en regard les dates données par Roussat) :
|
Selon Trithème |
Selon Roussat |
19ème période MARS 6378 |
Février 1171 |
Février 1179 |
20ème période LUNE 6732 |
Juin 1525 |
Juin 1533 |
AN 7000 |
1793 |
1801 |
21ème période SOLEIL 7086 |
Octobre 1879 |
Octobre 1887 |
Fin 21ème période 7441 |
Février 2234 |
Février 2242 |
Plusieurs quatrains font référence à ces périodes de 354 ans. Nous commenterons celui qui est le plus significatif.
I,48
Vingt ans de règne de la Lune passés
Sept mille ans outre tiendra sa monarchie
Quand le Soleil prendra ses jours lassés,
Lors s’accomplir, mine ma prophétie.
Au moment où Nostradamus écrit nous sommes bien vingt ans après le début du règne de la Lune qui a commencé en 1533 (selon Eusèbe). Le règne de la Lune, effectivement, dure bien (tient sa monarchie) au-delà (oultre) de l’an 7000puisqu’il se déroule de 6732 à 7086.
Quand la période solaire prend fin (7441) “s’accomplit et se termine” la prophétie de Nostradamus qui considère que son terme est l’an 2242. Il est tout à fait vraisemblable que 3797 corresponde à cette année 2242 qui signe la fin de la période solaire. Selon un procédé courant à son époque, Nostradamus aurait crypté 2242 en ajoutant tout simplement l’année de parution des premières Centuries ( 3797 = 2242 + 1555).
Mais ce qui est le plus intéressant pour notre sujet c’est la référence à l’an 7000. Comme ses contemporains, Nostradamus est obnubilé par cette date-butoir :
“Les astrologues ne donnent vie à nos successeurs que de 235 ans ou environ à compter de 1555. Cela certes fait trembler les pusillanimes d’une terrible peur et crainte future et les plonge en flots et troubles d’ennuyeuses passions.” (Couillart, Contredits, 1560)
Si Nostradamus est un tant soit peu prophète c’est, à notre sens, d’avoir précisé ces changements importants de cette année 7000. Il les situe aussi bien sur le plan religieux que sur le plan politique ou littéraire. Voici des extraits tirés des préfaces à ses centuries qui vont dans ce sens :
“A l’avènement du septième millénaire les adversaires de Jésus-Christ et de son Eglise commenceront plus fort de pulluler”
“Les royaumes de l’avenir se montreront sous des formes tellement insolites parce que leurs lois, leurs doctrines et leurs mœurs seront tellement changés par rapport aux présentes au point même qu’on les pourrait dire diamétralement opposées”
“une immense régression des lettres sans exemple dans le passé se prépare.”
Nostradamus était tellement persuadé de l’importance considérable des changements à venir qu’il n’a pas écrit ses Centuries pour ses contemporains mais pour les générations à venir : “Je pris le parti de m’adresser non plus à quelques-uns mais au peuple entier des hommes et à l’époque qui aura vu son accession à la chose publique” (préface de la première édition des Centuries).
Compte tenu de l’importance que Nostradamus accorde à l’an 7000 nous pensons que le fameux quatrain de l’an 1999 concerne cette période passée de l’an 7000. A notre avis, Nostradamus a essentiellement prophétisé sur la période qui se situe à la fin du XVIIIème. De même que dans le quatrième vers du quatrain I,48 “mine” est mis pour “termine” il nous semble que dans le premier vers de notre fameux quatrain “six” est sous-entendu avant mil neuf cent. Nous formulons l’hypothèse que ce quatrain ne concerne pas l’année 1999 mais l’année 1792 (l’an 6999 des périodes planétaires de 354 ans 4 mois). Cette interprétation présente l’avantage de rester dans la logique de toutes les autres dates mentionnées par Nostradamus. Nous proposons donc de lire comme suit le quatrain dont on parle tant :
X,72
L’an (six) mil neuf cent nonante neuf sept mois
Du ciel viendra un grand Roy d’effrayeur
Ressusciter le grand Roy d’Angolmois
Avant après Mars régner par bonheur.
En guise de conclusion on peut dire que ce quatrain n’a de toute façon rien à voir avec l’éclipse de 1999. Il concerne vraisemblablement un mois de Septembre et a fort peu de chances de concerner l’année 1999, les cycles utilisés à l’époque de Nostradamus ne faisant jamais référence à 1999. Cette année 1999 se rapporte vraisemblablement, comme nous en avons fait l’hypothèse, à un autre calendrier, le calendrier des périodes planétaires. Il n’en reste pas moins que l’éclipse du 11 Août prochain est bien réelle et que nous nous devons de l’interpréter mais sans Nostradamus.
Bibliographie
Amadou Robert, Dossier Nostradamus, ARRC, 1994.
Benazra Robert, Répertoire chronologique nostradamique (1545-1989), Paris, Trédaniel, 1990.
Brind’Amour Pierre, Nostradamus astrophile, Presses de l’université d’Ottawa, éditions Klincksieck, 1993.
Dupèbe Jean, Nostradamus, “Lettres inédites”, Genève, Droz, 1983.
Nostradamus, Les prophéties, Lyon, Macé Bonhomme, 1555 (fac similé).
Nostradamus, Les prophéties (dont 300 n’ont encore jamais été imprimées), Lyon, Macé Bonhomme, 1557 (fac similé).
Oppolzer, Canon of Eclipses, New York, Dover Publications, 1962.
Prévost Roger, Nostradamus : le mythe et la réalité, Laffont, 1999.
Roussat Richard, Livre de l’Estat et mutation des temps, Chez Guillaume, Lyon, 1555.
Schlosser Louis, La vie de Nostradamus, Belfond, 1985.
Notes
1 Ce n’est qu’après 1566 (date de la mort de Nostradamus) que l’édit ordonnant le commencement de l’année au premier Janvier a été mis en application.
2 On obtient cet ordre en faisant de chaque planète, dans l’ordre astronomique, le “chronocrator“ d’une année ; la période entière de 354 ans tombe sous la domination de la planète qui régit la première année.
Cet article est paru dans la revue anglaise de l’Astrological Association en 1999 (Vol 41, n°5) sous le titre “Nostradamus and the Eclipse of August 11 1999”.